Le  Train  de  Plaisir.                                                                                          1

 

« Tu sais, Maria, dimanche, il y a un train de plaisir. Mes voisins y vont avec leur gamine. C’est pas cher. J’aimerais. J’en ai parlé à ma mère. »

« Un train de plaisir ! Pour où ? »

« Pour Dunkerque pardi… Pour aller à la mer. Je suis certaine que maman accepterait si tu venais avec nous. »

« Jamais ma mère ne voudra. »

«  Demande-le lui. »

     

       Amies depuis l’école, Adrienne et Maria ont dix-huit printemps bien jolis.  Dans Bailleul, cette bonne ville du nord de la France nichée sur la frontière de la Belgique, les deux filles sont couturières dans le même atelier. Adrienne, aujourd’hui, est tout excitée. Ensemble, elles assiègent la mère de Maria. On ne lui laisse guère supposer que, chez Adrienne, maman hésite. « Bon ! Si madame Verdru vous accompagne… ». Ce premier succès entraîne la victoire. Enfin, on va la voir, la mer. Youpi ! Comment va t’on s’habiller ? « Je crois que je vais mettre ma robe bleue ». «  Penses-tu, c’est bien trop habillé…» « Tu crois ? »

 

        Donc, en cette paisible année 1914, le dimanche 26 juillet, elles sont toutes deux pimpantes sur le quai de la gare de Bailleul, sous l’œil vigilant de Madame Verdru dûment chapeautée, au milieu de familles encombrées de paniers et d’enfants, parmi de nombreux jeunes gens enthousiastes… Ici ou là, un couple de bourgeois endimanchés, mais aussi les vingt ans de Jules et Paul, pas bien loin, qui lancent sans cesse l’œil vers nos filles. Trop souvent au gré de la maman, chaperon vigilant. Maria aussi s’étonne quelque peu. On se connaît bien sûr. A Bailleul, les écoles sont voisines. Au catéchisme, l’allée de l’église sépare à peine garçons et filles. Un frère d’Adrienne n’est-il pas ami de Jules ? A t’il aidé le hasard ? C’est qu’Adrienne parle parfois de Paul. Maria s’interroge…

 

        Quoi qu’il en soit, on se retrouve dans le même compartiment. Madame Verdru fronce le sourcil, répondant à peine aux saluts des jeunes gens, pourtant bien convenables. Le train part. On parle peu. Les filles chuchotent. Entre eux, Paul et Jules évoquent la mer. Paul connaît. Ses cousins l’ont invité au carnaval de Dunkerque. Il est enthousiaste. Prenant son courage à deux mains, il s’étonne auprès de Madame Verdru de l’absence de son fils. Adrienne complète la réponse. C’est alors que, suprême erreur, la maman interroge, exprimant ce qui l’inquiète depuis le matin, ce qui la turlupine : « À la gare de Dunkerque, le tramway qui mène à la plage ? Où on le prend? Comment on paye ? » On la rassure. Pas facile en effet, mais on est là. Qu’elle ne se tracasse pas… L’ennemi est dans la place.

 

        A l’arrivée, tout devient facile. Jules porte le panier de la dame. Au marchepied du tram, Paul tend la main. «  Vite, asseyez-vous, car ça bringuebale. » Puis il guide tout son monde vers la plage. On s’extasie de concert devant la mer. On s’avance ensemble sur le sable. Pas trop près de l’eau car la marée va monter. « Vous devriez vous asseoir le dos tourné au vent, Madame Verdru. » Que ces garçons sont prévenants. Maman est toute guillerette. Les filles aussi, qui veulent marcher dans l’eau. Pas plus qu’elles, les garçons ne savent nager. Mais ils tombent la chemise, bombent le torse pour les accompagner et veiller sur elles. « Ne vous inquiétez pas Madame Verdru ». En effet, ils ne les perdent pas des yeux. Notamment les mollets qui se révèlent à la fois si blancs et si pleins de promesses.

 

 

 

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 Une bien belle journée dont on rêvera sûrement longtemps…On a mangé des crevettes, des gaufres… Les garçons ont même pris un coup de soleil. On est reparti bien en temps car la marée montait vite. Il faut dire aussi que les filles aspiraient voir quelques vitrines.

                                                                                                                                                     

         Lors du retour, Madame Verdru somnole. Adrienne et Paul se regardent. Le train ronronne doucement dans la campagne flamande. Il y a bien près de la fenêtre un vieux monsieur en chapeau melon qui évoque l’assassinat d’un archiduc inconnu dans un pays ignoré… Il parle d’ultimatum, de mobilisation, de guerre… Jules, lui, s’inquiète discrètement de la messe du prochain dimanche. Maria assiste à celle de neuf heures. On y sera.

 

        Non, il n’y sera pas. Un coup de tonnerre a secoué la France. La guerre est déclarée. L’ennemi est encore l’allemand. Jules prend à nouveau le train le dimanche 2 août. Mais c’est pour gagner un régiment d’artillerie. Maria prie alors à l’église. Paul est également mobilisé dans les semaines qui suivent. Dans l’infanterie, la reine des batailles. Madame Verdru autorise Adrienne à le conduire à la gare. On s’embrasse. On s’attendra. La guerre a de tous temps accéléré les amours. On se fait photographier pour son soldat. On montre sa promise au copain. A sa première permission dans Bailleul si proche du front, Jules obtient chez Maria, »l’entrée de la maison. »

                                                                                                                                                                         

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        Le premier janvier 1917, Jules est tué par un obus près de Verdun. Le 9 juillet de la même année, Adrienne meurt sous les décombres de sa maison bombardée. En 1918, Maria évacue Bailleul pour la Normandie. En 1919, Paul, quatre fois blessé, la retrouve. Ils se marient.

 

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        Plus tard, gamin, accompagnant mes parents sur la sépulture familiale, je m’étonnais de leur recueillement devant deux tombes guère éloignées. Deux noms inconnus. «  Maman ? Qui c’est ?» « Des amis ... »

 

 

                                                                                   Roger  Vidril,  janvier 2005

 

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